Sans doute le programme de création le plus inspiré de la direction d’Aurélie Dupont, la soirée Mats Ek donnée en juin 2019 revient telle quelle pour un mois à l’Opéra Garnier, un mois qui marquera aussi les derniers spectacles avant la retraite d’une étoile que nous apprécions beaucoup sur ce blog, Stéphane Bullion. Paradoxalement, c’est aussi ce spectacle qui avait marqué la sortie de Mats Ek d’une semi-retraite avec 2 nouvelles créations pour l’Opéra de Paris, Another Place, un duo assez dépouillé dont le chorégraphe suédois a le secret, et une interprétation toute personnelle du Boléro.

Mats Ek – Carmen

En entrée du programme, on retrouve Carmen, initialement créé pour le Ballet Cullberg, la compagnie fondée par la mère de Mats Ek. Nième variation chorégraphique sur la nouvelle de Prosper Mérimée, le ballet de Mats Ek s’inscrit dans la veine de ses relectures du répertoire classique (opéra, théâtre, ballet), à l’instar de Giselle, Le Lac des Cygnes, Juliette et Roméo. Pour la musique, il s’appuie sur l’arrangement d’après Bizet, composé par Rodion Chtchedrine pour le ballet interprété par son épouse Maya Plisetskaya. Sur cette base classique, Mats Ek construit un spectacle coloré à l’énergie cartoonesque, qui évoque visuellement le Pedro Almodovar de la Movida. Lors de l’entrée au répertoire, Hugo Marchand était Escamillo et Florian Magnenet était Don José. Et cela fonctionnait mieux. Florian Magnenet rendait très bien le côté veule du personnage. Hugo Marchand n’est pas un Don José très convaincant sur le plan du jeu. Florian Magnenet, quant à lui, se régale avec Escamillo. Enfin, une Carmen sans une Carmen forte, sensuelle, avec un caractère de feu, cela fonctionne à moitié. Marine Ganio n’a pas encore trouvé ses marques, et, lorsqu’elle entre en scène, contrairement à Amandine Albisson, elle ne se différencie pas vraiment de ses camarades cigarières. Ce registre du dance theater n’est pas donné à tous et, si les qualités du ballet sont toujours là, j’ai trouvé les 50 minutes un peu longues par rapport à mon souvenir enthousiaste de 2019. Ce n’est pas tout de danser beau (les pas de deux sont magnifiquement exécutés), mais chez Mats Ek, c’est accessoire, il faut se dévoiler en tant qu’interprète. Hannah O’Neill qui hérite du beau rôle de M(icaela) étonne dans ce registre qui n’est a priori pas le sien, tandis qu’on retrouve avec plaisir Charlotte Ranson et Adrien Couvez, éternels piliers de la troupe en danse contemporaine.

Mats Ek – Carmen

La deuxième distribution sur ce ballet devrait être plus intéressante du point de vue du trio principal, Letizia Galloni, Simon Le Borgne et Florent Mélac.

Another Place est une magnifique pièce pour des adieux, on dirait même qu’elle a été chorégraphié exprès pour cela. Il y a des chorégraphies qui sont des co-créations, elles parlent autant de leur chorégraphe que de ceux qui les dansent, et Another Place fait partie de celles-là. En complément du spectacle, je ne saurais trop recommander l’écoute du podcast WorksStéphane Bullion s’exprime sur l’aboutissement qu’a constitué cette création tant sur le plan personnel que professionnel.

Le piano romantique de Liszt, avec la Sonate en si mineur nous renvoie à d’autres solos et pas de deux inoubliables dans la carrière de Stéphane Bullion (avec Chopin et la Dame aux Camélias). Pour l’accompagner dans cette ultime aventure à l’Opéra, Ludmila Pagliero remplace Aurélie Dupont avec laquelle il avait créé le duo en 2019. Même si Stéphane Bullion avait déjà dansé Another Place avec l’étoile argentine de façon improvisé en remplacement d’Alessio Carbone, ils ont cette fois pu construire pleinement leur histoire, assez différente de celle que Stéphane Bullion racontait avec Aurélie Dupont. Sur un plateau nu avec une table et un tapis pour seuls accessoires, les danseurs nous emmènent dans l’histoire d’amour toute simple d’un couple d’intellos timides : au rythme de leurs déménagements/changements de décor ou d’envie (le Another Place du titre est aussi bien physique que temporel) nous sommes témoins de leur rencontre, du bonheur d’un amour partagé, des périodes de vache maigre, des coups de blues, des disputes, des retrouvailles, le tout couronné par l’instant magique où le rideau de fond de scène s’ouvre pour dévoiler le Foyer de la Danse et où ils rêvent ensemble d’un avenir doré.

Mats Ek – Another Place

Il n’y a pas de salut sur Another Place puisqu’il y a une transition directe avec la dernière partie, le Boléro, un gimmick courant chez Mats Ek. Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion reviennent saluer avec les danseurs du Boléro. C’est aussi un beau symbole d’un danseur étoile, un peu timide, qui s’efface derrière ses partenaires et la troupe.

Mats Ek – Le Boléro

J’aime bien le point de vue original de Mats Ek sur le Boléro. Pas de transe collective, pas de symbolique sexuelle, pas de mouvements en spirale, juste un vieux monsieur qui donne le rythme en remplissant une baignoire : cela change du demi-dieu ou de la déesse trônant sur la table de Béjart. Autour de lui, la vie semble suivre son cours, illustrée par des sections chorégraphiques interprétées par des petits groupes de danseurs (femmes et hommes indifférenciés) en combi-sweets à capuche noirs. L’accélération du tempo est soulignée par la succession de plus en plus rapide des entrées/sorties des groupes de danseurs. Contrairement à pas mal de chorégraphes contemporains qui se servent de l’Opéra de Paris, Mats Ek est au service de la troupe et cela se sent. Enfin une création d’ensemble où l’on reconnaît les danseurs: Marc Moreau, Charline Giezendanner, Alice Catonnet, Hugo Vigliotti, Antoine Kirscher … Une chorégraphie toujours aussi plaisante et efficace.

Mats Ek – Le Boléro
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