En ce dimanche 24 octobre ensoleillé, j’ai enfin repris le chemin de l’Opéra Garnier pour découvrir l’événement chorégraphique de la saison, et sans doute de la dernière décennie, l’adaptation par Pierre Lacotte du roman de Stendhal, le Rouge et le Noir, une production à la magnificence et à l’élégance rarement égalée sur la scène parisienne. Retour sur le contexte de cette création et impressions sur la base de la représentation du 24 octobre, réunissant Germain Louvet (Julien Sorel), Hannah O’Neill (Mme de Rênal) et Léonore Baulac (Mathilde de la Mole), ainsi que de larges extraits de la captation filmée du 21 octobre (Hugo Marchand, Dorothée Gilbert, Bianca Scudamore).


Le Rouge et le Noir – Illustration de Henri-Joseph Dubouchet

En 2015, lorsqu’il reprit les rênes de l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner annonçait le projet de faire entrer au répertoire de nouvelles productions basées sur la littérature française. Côté ballet, Benjamin Millepied avait commandé à Christopher Wheeldon un Bonheur des Dames. Après le retrait de Benjamin Millepied et la remise en cause du carnet de commandes, sa remplaçante, Aurélie Dupont, s’est tournée vers Pierre Lacotte, figure tutélaire de l’Opéra, lui donnant carte blanche pour la création d’un grand ballet narratif classique, comme l’Opéra n’en avait plus vu depuis la création de la Source en 2001. Le choix de Pierre Lacotte s’est porté sur l’adaptation de le Rouge et le Noir, adaptation qu’il a pensée totalement de la chorégraphie à la scénographie et aux costumes en passant par l’accompagnement musical constitué d’extraits de Jules Massenet. A presque 90 ans, avec l’épée de Damoclès de l’épidémie de COVID qui a retardé la production, le chorégraphe a relevé un énorme défi qui apparaît a posteriori encore plus colossal. Il a été secondé par sa muse et épouse, Ghislaine Thesmar, Karl Paquette, Etoile tout juste retraité, et Béatrice Martel, maître de ballet à l’Opéra. Le résultat, 16 tableaux répartis en 3 actes, soit près de 3 heures de danse, suscite d’autant plus la curiosité que la renommée de Pierre Lacotte s’est construite moins sur ses créations originales que sur ses recréations de ballets romantiques. Sa Sylphide ou sa Paquita sont devenues des pierres angulaires du répertoire classique de l’Opéra qui, par moment, a pu paraître ingrat avec son « Maître à Danser », tandis que le théâtre du Bolchoï lui ouvrait grand les bras et les caisses pour une nouvelle production de la Fille du Pharaon ou un merveilleux Marco Spada.

Représentation du 24 octobre – Saluts

C’est l’esprit feuilletonnant de ce dernier ballet « de cape et d’épée » que l’on retrouve dans le Rouge et le Noir. Pierre Lacotte aborde le roman de Stendhal avec le regard naïf de l’adolescent ou du jeune homme qu’il fut et qui se plonge dans une édition illustrée de l’ouvrage. Ce sentiment est souligné par l’ouverture du ballet sur une projection de la page de garde du roman ainsi que l’utilisation de sublimes toiles peintes en noir et blanc, reproduction de gravures d’époques, dont semblent sortir les personnages « en couleur » pour prendre vie à travers la danse. Julien Sorel, c’est un peu lui, et, ce qui intéresse le jeune lecteur, ce ne sont pas le contexte socio-politique, les rapports de classe ou l’étude des caractères, ce sont la succession des épisodes et les rencontres du héros. Il y a presque du d’Artagnan dans son Julien Sorel. C’est aussi avant tout l’œuvre d’un artisan, au sens noble du terme, du ballet classique, qui valorise l’ensemble de ses corps de métier, des métiers des coulisses du théâtre aux étoiles de la compagnie, en passant par le corps de ballet et les enfants de l’Ecole de Danse.

Ces partis pris, lecture linéaire et « simpliste » du matériel littéraire d’une part et la danse par-dessus tout d’autre part, se font au détriment de l’efficacité purement dramatique et  ne combleront pas forcément les amateurs de grands ballets narratifs néo-classiques, avides d’émotion: le Rouge et le Noir n’est ni une adaptation « intellectualisée » par un chorégraphe auteur à l’instar d’un Onéguine ou d’une Dame aux Camélias, ni un superproduction à vocation populaire avec une dramaturgie dopée aux techniques cinématographiques comme l’Histoire de Manon ou Spartacus.

Germain Louvet

Le premier acte couvre les épisodes de l’apprentissage de Julien Sorel situés à Verrières . Après la très courte scène d’exposition qui nous présente un Julien, intellectuel en décalage avec le milieu de la scierie paternelle, protégé par l’abbé Chélan (Florian Magnenet), un premier changement de décor va nous conduire dans les rues de Verrières (incroyable toile peinte) à la sortie de la messe dominicale, point de rencontre de toutes les strates de la société. C’est le prétexte pour une danse d’ensemble des « villageois » et pour faire la connaissance de la famille Rênal (Hannah O’Neill, Francesco Mura et de jeunes artistes de l’Ecole de Danse), auprès de laquelle l’abbé Chélan introduit le jeune Sorel.

Roxane Stojanov

Le tableau central de cet acte se déroule dans le jardin des Rênal, à l’occasion d’une réception. Pas facile de se plier aux lois d’unité de temps et de lieu du théâtre (on se demande d’ailleurs bien pourquoi Pierre Lacotte s’impose cette contrainte qu’il s’impose si peu sur le reste du ballet) pour résumer le lent processus de cristallisation amoureuse entre Julien et Mme de Rênal en l’espace d’une vingtaine de minutes, on se retrouve ainsi de l’entrée de Julien chez les Rênal en tant que précepteur des enfants dans la chambre de Mme de Rênal où ils consomment leur amour, après quelques flirts dans le jardin. Ce pas de deux de la chambre, un grand classique du genre, tombe presque à plat, tant il arrive tôt et sans préparation: Mme de Rênal n’est pas une demi-mondaine et n’est pas censée céder sans lutter. Il manque d’ailleurs à mon sens un pas de deux, illustrant le sacrifice et la générosité de Mme de Rênal qui renonce à son bonheur pour le bien de Julien. Ce premier acte est néanmoins réjouissant du côté de la danse pure. L’idée de profiter d’une leçon de danse donnée par Julien aux enfants pour introduire la variation de chacun des protagonistes est excellente.

Hannah O’Neill

On ressent combien la chorégraphie a été pensée par rapport aux interprètes et à leurs qualités, tout en ne les ménageant pas sur le plan des difficultés. Germain Louvet nous offre ainsi une danse d’une rare élégance et Francesco Mura est toujours aussi brillant quand il s’agit d’allier rapidité, ballon et précision de la petite batterie. Roxane Stojanov, qui se voit confier le rôle d’Elisa, la bonne, éconduite par Julien, catalyseur du récit, fait preuve d’une personnalité de feu sur scène: sa variation rappelle un de ses rôles de soliste marquant, Colérique dans les Quatre Tempéraments de Balanchine. Le solo contemplatif d’Hannah O’Neill dans le jardin dégage une grande noblesse. Quant aux pas de deux, à mi-chemin entre le pur classicisme et les acrobaties excessives de la danse néo-classique, ils m’ont semblés équilibrés et fluides.

Francesco Mura

Si Germain Louvet prête une certaine candeur à son Julien, tandis qu’Hannah O’Neill est l’incarnation de la femme « éthérée » idéalisée par le ballet romantique, Hugo Marchand et Dorothée Gilbert donnent davantage de chair à leur interprétation, face au Monsieur de Rênal de Stéphane Bullion plus passionné que celui de Francesco Mura, image du père de famille aimant.

Léonore Baulac

Le second acte est à mon sens le plus réussi dans l’alliance de la narration et de la danse, du fait d’un nombre de tableaux et donc de décors réduits. La scène du séminaire, que Julien a rejoint après son départ précipité de chez les Rênal, est particulièrement surprenante, venant de Pierre Lacotte. On oscille entre citation inversée du 2ème acte de Giselle, avec l’abbé Castanède (Thomas Docquir) en reine des Willis implacable, l’abbé Chélan (Florian Magnenet) en Giselle consolatrice et les séminaristes tout de noir vêtus en corps de ballet, avec un soupçon du Decadance d’Ohad Naharin pour certains mouvements chorégraphiques. L’adaptation faisant l’impasse sur l’escapade nocturne et périlleuse de Julien pour revoir Madame de Rênal, avant son départ pour Paris, et on se retrouve, après une petite transition vidéo filmant un voyage en malle-poste, dans l’hôtel particulier des La Mole. Nous faisons connaissance avec Mathilde de la Mole, Léonore Baulac, fille à papa, en mal d’émotions fortes, qui a de faux airs de Gamzatti, avant d’être projeté dans un bal somptueux, un morceau de bravoure chorégraphique, mettant en lumière l’ensemble de la troupe. Dommage de ne pas enchaîner immédiatement sur le pas de deux de la chambre Julien-Mathilde relégué à l’acte III et qui avait pourtant toute sa place ici.  L’entente entre Léonore Baulac et Germain Louvet n’est plus à prouver, et, si elle peut dans certains ballets classiques avoir un côté gentillet, je les ai trouvés particulièrement justes ici.

Thomas Docquir

Le troisième acte pose réellement problème sur le plan du découpage, 9 tableaux à lui tout seul sur les 16 que comportent le ballet, donc certains extrêmement courts. Était-il nécessaire de conserver la scène dans le camp des hussards, en dépit de ses costumes superbes nous évoquant les fastes de Paquita? Il y avait sans doute moyen de rendre plus lisible la confession de Madame de Rênal, aboutissant à l’opprobre jeté sur Julien, la ruine de ses espoirs d’ascension sociale et à son geste de folie. S’il y a du souffle dans la scène de l’Eglise (la seule qui bénéficie d’un minutage suffisant), on aurait aimé plus de fond et d’émotion sur les scènes de prison, à la limite on se moque un peu du final grandiloquent avec l’échafaud, et on regrette que Mathilde disparaisse complètement du paysage, en tant que protagoniste, dans le final. On a un peu l’impression que ce troisième acte n’est pas totalement achevé, comme une mise bout à bout des éléments d’intrigues restant à caser.

Malgré ses défauts, l’ambition de la production est à saluer et devrait contribuer au rayonnement de l’Opéra de Paris à l’international. La captation filmée rend à ce titre plutôt justice au ballet: j’ai pris beaucoup de plaisir à revoir les deux premiers actes, qui m’ont paru se bonifier à la deuxième vision. La troupe et ses solistes sont sublimés comme rarement, et les ovations reçues par Pierre Lacotte  sont totalement méritées. Au vu de l’investissement consenti, on imagine sans peine que le Rouge et le Noir devrait revenir assez rapidement dans la programmation et que, à cette occasion, les ajustements nécessaires pourront être apportés pour fluidifier la narration.

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