En février 2015, au tout début de l’ère Millepied, j’avais assisté à une répétition publique du Lac des CygnesSae Eun Park, alors sujet, préparait sa prise de rôle dans le rôle d’Odette/Odile, son premier rôle d’étoile dans une production de Rudolf Noureev, et le seul encore à ce jour. Ce jour-là, la répétition était essentiellement consacrée au pas de trois du 3ème acte où le maléfique Rothbart et Odile mystifient Siegfried. Jérémy-Loup Quer endossait pour l’occasion la cape de Rothbart, rôle qu’il n’aborderait comme titulaire sur scène que 2 saisons après. Lors de la soirée du 8 mars, ils entouraient Mathieu Ganio, pour lequel le rôle de Siegfried est un peu un rôle signature, comme en témoigne son portrait officiel.

Le trio d’artistes a réussi à nous plonger dans son histoire, une histoire à plusieurs niveaux de lecture, l’argument initial inspiré par la mythologie slave de la princesse-cygne, subissant une relecture à l’aune de la psychanalyse et se transformant en un long rêve d’un prince en quête de son identité. C’est pour moi la distribution vue de cette reprise où cette dimension psychanalytique est pleinement restituée et où l’incarnation onirique du précepteur Wolfgang en Rothbart est la plus compréhensible.

Le premier acte ne se résume pas uniquement à Siegfried s’ennuyant aux fêtes données pour sa majorité et cherchant à fuir les responsabilités que sa mère souhaite lui voir endosser. La relation entre Siegfried et Wolfgang en est le pivot. Mathieu Ganio campe un prince solaire, traversé d’éclipses de mélancolie : tantôt il s’amuse de bon cœur avec la compagnie, tantôt il se met en retrait sur son trône et ferme les paupières pour reprendre le fil de ses rêves interrompus.

Le Wolfgang de Jérémy-Loup Quer est le grand ordonnateur de son existence, une figure de mentor et d’initiateur, qui veut maintenir son emprise coûte que coûte sur le jeune homme, par goût du pouvoir et sans doute aussi, sans parler forcément d’attirance homosexuelle, parce qu’il ne supporterait pas de le voir nouer un autre attachement plus puissant. Les jeunes filles ne semblent pas intéresser plus que cela Siegfried, qu’à cela ne tienne, Wolfgang convie les plus beaux spécimens masculins de la cour pour la danse des coupes : si Siegfried doit lui préférer un autre compagnon, il veut avoir la main mise sur ce choix. Dans les deux duos dansés des deux hommes, on ressent derrière la domination physique que Jérémy-Loup Quer impose à Mathieu Ganio comme un avertissement sans frais : « Tu es et tu resteras ma chose ! ». La nuit tombe, il est temps pour le prince de retourner à ses rêves d’un amour pur et absolu, en espérant qu’ils ne se transforment pas comme trop souvent en cauchemars visités par un curieux homme – oiseau de proie noir qui ressemble à Wolfgang. Dans sa variation lente, Mathieu Ganio, maître absolu de la ligne et de l’arabesque, exprime l’attente du réconfort que va apporter le sommeil, seul espace où il est enfin libre.

Au bord du lac, il retrouve la femme-cygne, une autre apparition récurrente de ses rêves, représentation d’un amour idéal. Si Dorothée Gilbert, lors de l’entrée d’Odette au deuxième acte, est l’incarnation frappante d’un oiseau, Sae Eun Park reste, quant à elle, avant tout une femme et une princesse avant d’être un cygne. Son partenariat avec Mathieu Ganio, inédit pour moi, est une révélation. Mathieu Ganio a été trop souvent associé à Amandine Albisson avec laquelle il forme un duo à l’esthétique magnifique, mais ils ne sont pas bien assortis sur le plan du tempérament : cela manque le plus souvent d’alchimie. A contrario avec Laetitia Pujol ou Léonore Baulac (récemment dans La Dame aux Camélias), on était trop dans le surjeu et cela manquait de naturel. Ici, les deux danseurs sont deux âmes sœurs qui respirent à l’unisson, dans le superbe écrin offert par le corps de ballet féminin. A la fin de l’acte II, la beauté de la variation de Sae Eun Park fait venir les larmes aux yeux.

Le troisième acte marque le glissement progressif vers le cauchemar. Le prince se retrouve projeté dans la fête où il devra choisir sa fiancée, moment qu’il appréhende par-dessus tout. Fort de la confiance accumulée lors de la première partie du rêve, Mathieu Ganio montre alors un visage plus assuré. La princesse-cygne s’est muée en une femme désirable, apte à naviguer dans les intrigues de la cour, une sorte d’incarnation féminine de Wolfgang. L’Odile de Sae Eun Park ne compose pas une méchante caricaturale, elle ne serait d’ailleurs pas crédible dans ce registre : la duplicité de son personnage, c’est au travers de la facilité désarmante avec laquelle elle enchaîne les difficultés techniques qu’elle la fait ressentir.

Avec ce trio de danseurs, le pas de trois Siegfried/Odile/Rothbart n’est pas qu’une curiosité de la version Noureev : il véhicule le trouble de Siegfried face à ses pulsions latentes. Il y a une sorte de fièvre dans les envolées de Mathieu Ganio : alors, certes, il ne s’élève plus tout à fait aussi haut que ses plus jeunes collègues et on le sent un peu en délicatesse avec les réceptions de ses tours en l’air, mais tout fait sens dans sa danse. Jérémy-Loup Quer est lui aussi remarquable de justesse dans le jeu et sa forme technique impressionne.

Si le quatrième acte éblouit surtout par la beauté et la poésie émanant des ensembles de cygnes, le duo Odette/Siegfried maintient la tension dramatique et émotionnelle. Le final du rêve de Siegfried est une sorte d’apothéose « noire » avec un Jérémy-Loup Quer terrifiant et qui nous laisse avec la question : de quoi sera fait demain pour Siegfried ?

Une seule étoile « officielle » sur scène ce soir, mais, en vrai, 3 étoiles. On retiendra aussi des ensembles du premier acte, enfin maîtrisés, Charline Giezendanner rayonnante dans le pas de trois aux côtés de Marine Ganio et de l’aérien Pablo Legasa, le petit bijou de danse napolitaine emmenée par Marine Ganio et Hugo Vigliotti, avec un vrai travail d’interprétation, la classe de Bianca Scudamore et Thomas Docquir dans la czardas. Malheureusement, une des dernières occasions de voir la troupe parisienne danser du classique avant décembre prochain.

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