3 jours seulement après ma première Dame aux Camélias de la saison, une soirée en demi-teinte avec le couple Léonore BaulacMathieu Ganio, j’ai replongé dans le Paris de Louis-Philippe avec la distribution que je ne voulais surtout pas manquer, Eleonora Abbagnato et Stéphane Bullion. C’est le couple expérimenté de cette série pour une association inédite, chacun ayant déjà vécu de son côté l’histoire d’amour de Marguerite et Armand sur scène avec d’autres partenaires, Benjamin Pech pour elle, Agnès Letestu et Isabelle Ciaravola pour lui.

Eleonora Abbagnato est une étoile au parcours assez atypique. Protégée de Roland Petit, elle a eu un début de carrière météorique, devenant première danseuse en 2001 à seulement 23 ans, attendant vainement une nomination d’étoile qui ne viendra qu’en 2013. Entre temps, elle a pris sa liberté à plusieurs reprises, menant d’autres projets en Italie et faisant la une des magazines people transalpins (car c’est une vraie célébrité dans son pays). Cette liberté ne s’est pas démentie, puisqu’elle est l’un des rares artistes à l’Opéra qui semble choisir ce qu’elle dansera et avec qui, menant de front sa carrière d’étoile et celle de directrice du Ballet de l’Opéra de Rome, où elle fait vivre le répertoire de Roland Petit, délaissé à Paris. Elle formait avec Benjamin Pech un des 4 couples choisis par John Neumeier à la création de la Dame aux Camélias à Paris en 2006, et, à 40 ans, c’est sans doute sa dernière occasion de la danser sur la scène du Palais Garnier.

Personnalité plus discrète, Stéphane Bullion a en commun avec Eleonora Abbagnato un répertoire qui va de Roland Petit à Angelin Prejlocaj en passant par Yuri Grigorovich (Ivan Le Terrible), Jirí Kylián  ou John Neumeier. La décision du chorégraphe d’en faire le partenaire d’Agnès Letestu pour la captation vidéo du ballet, en remplacement d’Hervé Moreau blessé, a été déterminante pour la suite de sa carrière. Depuis quelques mois, il vit une deuxième jeunesse artistique : un Onéguine d’anthologie en avril, Orphée et Eurydice, le marin charmeur de Fancy Fee, il n’avait pas été à pareille fête depuis la saison 2013-2014, marquée pour lui par son ultime représentation avec Agnès Letestu dans la Dame aux Camélias.

Ces deux interprètes au tempérament dramatique affirmé ne font pas dans la demi-mesure et, dès le premier acte, l’intensité est au rendez-vous.  Eleonora Abbagnato a mûri sa Marguerite depuis 2008 (où je l’avais découverte dans le rôle) : la starlette est devenue une star. Pas besoins de paroles, tous ses gestes, mouvements et regard font sens et nous font entrer dans l’esprit de Marguerite. En voyant Manon sur scène, elle se revoit plus jeune au début de sa carrière, comme cette Olympia qui la nargue et annonce le début de la fin pour elle. Il y a un jeu subtil tout au long de l’acte entre la Marguerite « publique » qui affiche une gaieté factice et la Marguerite « privée ». À travers Armand, elle se lance le défi de prouver au monde et à elle-même qu’elle est encore au sommet de son art. Jusqu’à la première partie du pas de deux en pourpre, c’est sa face publique qu’elle offre à Armand, puis le masque se fissure l’espace d’un instant (c’est bien la femme qu’il tient dans ses bras), avant que la courtisane enjôleuse ne refasse son apparition.

Moins juvénile que dans le DVD, Stéphane Bullion ne joue pas sur le côté naïf du provincial ébloui par la vie parisienne (avec Agnès Letestu, il donnait l’impression de ne pas savoir à qui il avait à faire au premier acte) mais sur la fascination que lui inspire Marguerite, la promesse de volupté et l’illusion qu’il pourra l’avoir pour lui tout seul. A l’avant-scène, il se consume dans l’attente de la récompense qu’Eleonora Abbagnato tarde à lui accorder. Durant la partie de campagne, il ne semble pas s’inquiéter outre-mesure des soupirants qui tournent autour de Marguerite et il participe même aux jeux empreints de marivaudage de la compagnie, avec la certitude d’être le favori en titre. Le couple est finalement plus dans le paraître que dans l’authenticité : Marguerite teste son pouvoir de séduction, tandis qu’Armand prend pour de l’amour ce qui n’est que la vanité d’avoir supplanté ses concurrents  dans la capture d’un trophée de prix.

L’arrivée du Duc, protecteur de Marguerite, avec le jet symbolique de la rivière de diamants, marque le basculement de la comédie de mœurs au drame et à la mise à nue des sentiments avec un pas de deux en blanc porté par le Largo de la Sonate en Si Mineur, dansé avec une spontanéité et un naturel touchants par deux danseurs qui semblent seuls au monde. Comme toutes les héroïnes qui ont résisté à la force de leurs sentiments avant de tomber l’armure, Marguerite est à présent prête à tous les sacrifices pour celui qu’elle aime, y compris à le quitter pour son bien et sa réputation, comme le lui demande le père d’Armand (confrontation pleine de dignité avec Andrey Klemm). On admire la finesse du jeu, la capacité à faire passer beaucoup sans en faire trop, dans le court pas de deux où Marguerite dissimule son trouble à son amant, préparant sa fuite. Le calme avant la tempête de passions qui vont déferler sur toute la fin du ballet, en commençant par un solo de la lettre rageur. Stéphane Bullion est certes moins princier que Mathieu Ganio, mais l’engagement dans l’interprétation, au mépris de l’intégrité physique, est particulièrement impressionnant.

Dans le 3ème acte, Stéphane Bullion est dans le registre « torturé » qui est un peu sa marque de fabrique et dans lequel il n’a pas d’équivalent à l’Opéra. La première partie de l’acte est complètement la sienne (notamment dans les scènes d’ensemble), il apporte de nouvelles nuances par rapport à ses précédentes interprétations d’Armand. Ceci se traduit notamment le pas de deux en noir où il m’a semblé plus dominateur, moins gentleman, qu’avec Agnès Letestu. Je n’ai jamais vu ce pas de deux aussi passionné et sauvage. Le couple est idéalement assorti physiquement : le contraste est superbe entre la blonde Eleonora Abbagnato et le brun ténébreux Stéphane Bullion, le rapport de taille permet des portés particulièrement esthétiques. Surtout, il n’est pas réduit à une démonstration de technique néo-classique mais il est signifiant de l’histoire du couple. Après cette débauche émotionnelle, on est un peu exténué, et il y a ce pas de deux de Manon et Des Grieux tout en délicatesse superbement dansé par Sae Eun Park et Fabien Révillion comme un contrepoint idéal à la fureur et à la passion qui ont précédé. Le final, qui peut parfois tirer en longueur, avec l’agonie de Marguerite et le parallèle « gimmick » avec le destin de Manon, gagne ici en impact, grâce à la capacité qu’ont eue les interprètes à incarner pleinement leurs personnages, sur le plan chorégraphique et théâtral.

C’est curieux comme, quand le couple principal est dans une autre dimension, les autres danseurs du plateau se mettent au diapason. J’ai ressenti l’électricité et l’envie de tous sur scène : ils étaient dans l’histoire avec Armand et Marguerite. La qualité de la danse de Muriel Zusperreguy et Paul Marque (Prudence / Gaston) est ainsi passé plus inaperçue que vendredi, car cela jouait aussi de l’autre côté du plateau. Bianca Scudamore a décroché son premier rôle de soliste avec Olympia, et l’on peut dire qu’elle crève l’écran (très beau duo avec Stéphane Bullion au passage) tandis que, dans l’univers de Manon Lescaut (Sae Eun Park sublime), Fabien Révillion fait preuve d’une brillante technique et Antonio Conforti se remarque particulièrement parmi les 3 soupirants.

Une soirée qui conclut en beauté mon année danse. C’est la distribution à voir pour cette Dame aux Camélias : Eleonora Abbagnato et Stéphane Bullion ont encore 4 dates (15, 22 et 27 décembre, 3 janvier) et un pas de deux le 31 décembre à l’occasion du Gala des 350 ans de l’Opéra (diffusion sur Arte).

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