Poursuite de l’anthologie Youri Grigorovitch pour la saison 2014-2015 du Bolchoï au cinéma avec la retransmission d’une captation de 2013 de son Roméo et Juliette. Curieusement c’est pour l’Opéra de Paris que le chorégraphe russe a créé sa version de la pièce de Shakespeare en 1978 avant de la remonter en 1979 à Moscou, puis de la remanier en profondeur en 2010. Ces origines parisiennes expliquent peut-être les failles des personnages masculins “positifs”, Roméo et son ami Mercutio, assez éloignés du héros du peuple de Spartacus ou de la Légende d’Amour, un archétype qu’on retrouve également dans sa vision du Prince de ballet (Casse-Noisette). Le personnage le plus proche de cet archétype tant sur le plan du physique que de sa chorégraphie est le “méchant” Tybalt, représentant de l’ordre établi et du pouvoir arbitraire.

Affiche Roméo et Juliette

Signe des temps, en cette fin de l’ère Brejnev, le ballet, métaphore de la lutte entre l’homme de la Renaissance et l’homme du Moyen-Age, est un hymne à l’individualisme et au libre arbitre. La scénographie est à la fois monumentale et stylisée. Contrairement à d’autres versions du ballet, la version de référence de Leonid Lavrovski ou celle de Noureev, elle ne cherche pas la reconstitution minutieuse de la renaissance italienne. Des tentures rouges tirant sur le marron délimitent un fond de scène surélevé où les jeux de lumière font apparaître et disparaître des éléments de décor ou des accessoires simples permettant de situer l’action: l’autel de la chapelle, la couche de la chambre de Juliette, le balcon ou des toiles peintes évoquant Vérone (rappelant plus des paysages de Chagall que des peintures Renaissance). Les costumes “renaissance” sont marqués sur le plan de la couleur par une esthétique très 70’s: si l’on est ébloui par le rouge pourpre de la maison Capulet, on est un peu moins séduit par les collants bicolores bleu-gris des Montaigu.

Si, conformément au style Grigorovitch, la pantomime est réduite à sa plus simple expression, on ne peut qu’admirer la lisibilité de la narration. Mais ce qui m’a le plus frappé dans cette version, c’est la capacité du chorégraphe à épouser les sinuosités et les changements de rythme de la partition de Prokofiev. Chaque personnage est caractérisé par des motifs musicaux, mais aussi par des éléments chorégraphiques que l’on va retrouver tout au long du ballet avec des variantes parfaitement accordées à la musique. Si Roméo et Juliette ont plutôt une partition chorégraphique classique à danser, Tybalt et Mercutio héritent de variations où le langage classique est légèrement détourné. On ressent que, plus que la perfection technique, le chorégraphe s’attache à la musicalité et à la justesse de l’intention dramatique. A ce titre, la mort de Mercutio et celle de Tybalt sont sans doute les scènes les plus puissantes du ballet.

Anna Nikulina

Anna Nikulina (© Bolchoï)

Dans les rôles titres, Anna Nikulina (une des danseuses favorites de Grigorovitch) et Alexander Volchkov sont bien assortis et il y a une véritable alchimie entre eux. Anna Nikulina, à laquelle on peut parfois reprocher une palette d’expressions relativement limitée, fait évoluer de façon crédible sa Juliette. Alexander Volchkov ne domine pas sa Juliette d’une tête, ce qui renforce à mon sens l’impact dramatique et émotionnel des portés difficiles dont Grigorovitch émaille ses pas de deux. Il réussit également à insuffler une candeur juvénile à sa caractérisation de Roméo. On remarque l’élégance du Pâris de Vladislav Lantratov, encore dans l’antichambre de la gloire en 2013.

Anna Nikulina et Alexander Volchkov

Anna Nikulina et Alexander Volchkov (© Bolchoï)

Mikhail Lobukin, que nous avions déjà admiré dans Spartacus, domine la distribution dans le rôle de Tybalt. On a le souffle coupé face à la puissance dramatique de ce danseur et à ces capacités physiques étonnantes. On le retrouvera en avril dans le rôle titre d’Ivan le Terrible, prochain volet des aventures cinématographiques du Bolchoï.

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