La compagnie du chorégraphe-dramaturge russe Boris Eifman est de retour en France  pour une tournée avec une étape parisienne au Palais des Congrès. Au programme, une adaptation chorégraphiée d’un grand classique de la littérature russe et mondiale, un genre qui est un peu la marque fabrique de la compagnie, Anna Karénine.

Sergey Volobuev, Boris Eifman et Angela Turko

Boris Eifman choisit une adaptation resserré de 90 minutes, en 2 actes, centrée sur le triangle Anna, son mari Karénine et son amant Vronski, laissant notamment de côté l’intrigue pas si secondaire de Lévine, le grand propriétaire terrien amoureux de la jeune Kitty, ou les vicissitudes domestiques d’Oblonski, le frère d’Anna, qui apportent un contrepoint lumineux au tragique destin d’Anna. D’autres ballets-romans tels qu’Onéguine de John Cranko ou la Dame aux Camélias de John Neumeier adoptent une narration relativement fidèle à l’œuvre dont ils s’inspirent, explicitant l’évolution des rapports entre les protagonistes et offrant une progression dramatique allant crescendo. Cette Anna Karénine, rythmée comme il se doit par une best-of des compositions de Tchaïkovski, est, quant à elle, une succession d’arrêts sur image sur des instants clés pour l’héroïne et, ce faisant, s’autorise quelques entorses avec la chronologie du roman : chaque arrêt sur image fonctionne comme un diptyque, une scène d’ensemble pour le corps de ballet contextualisant l’environnement social d’Anna suivi d’une scène intimiste sous la forme d’un pas de deux ou d’un solo où se dresse en creux un portrait de l’état psychologique d’Anna.

On assiste en fait aux différentes stations du chemin de croix d’Anna Karénine (magnifique Angela Turko), depuis sa rencontre avec Vronski jusqu’au suicide sous le train, une cruelle trajectoire qui est le produit d’une époque et d’un milieu. Ce procédé dramaturgique est très efficace pour peu que l’on connaisse le roman sur le bout des doigts (et c’est sans aucun doute le cas pour le public russe) : c’est même assez amusant d’essayer de retrouver à quelle scène du roman le chorégraphe fait référence. Pas dit que ce soit aussi limpide pour un public qui découvre l’intrigue, d’autant que la troublante ressemblance des danseurs qui interprètent Karénine (Sergey Volobuev) et Vronski (Igor Subbotin) n’aide pas à la lisibilité de l’intrigue.

Sergey Volobuev, Angela Turko et Igor Subbotin

La scène d’exposition présente Anna en robe de soirée : elle embrasse son fils qui joue avec un train miniature. Cette manière d’introduire cet élément récurrent et déterminant dans le roman permet à Eifman de faire l’impasse sur l’aller-retour Saint-Pétersbourg / Moscou d’Anna avec l’accident du cheminot à Moscou qui préfigure sa mort, la première rencontre à la gare avec Vronski et la poursuite-déclaration d’amour de ce dernier.  Anna rejoint son mari pour assister un bal de la haute société pétersbourgeoise, où elle croisera Vronski. On retrouve ensuite le couple Karénine dans leur chambre à coucher pour une confrontation chorégraphique, sensée ne laisser planer aucun doute sur l’insatisfaction de la jeune femme quant à sa vie conjugale : le charismatique Sergey Volobuev est tout de même beaucoup plus séduisant que l’image que le lecteur se fait du Karénine de papier, et son duo avec Angela Turko fait monter la température.

Parmi les idées intéressantes du chorégraphe, on retient l’épisode des courses à Tsarskoïe Selo (la scène d’action du roman) astucieusement figuré par un corps de ballet masculin bondissant, ou encore les atermoiements d’Anna, se refusant à commettre l’adultère, et l’obsession de Vronski, avec deux solos en miroir, Vronski à l’avant-scène séparé d’Anna par un écran transparent, Anna finissant par le retrouver pour un pas de deux passionné. Le duo Angela TurkoIgor Subbotin donne néanmoins davantage sa pleine mesure dans la deuxième partie,  que ce soient dans la scène de l’exil italien où la volupté ne réussit pas complètement à masquer le côté illusoire de leur bonheur (qu’annonce en amont une masquarade vénitienne) ou dans leur ultime scène où s’exprime la paranoïa jalouse d’Anna. Cette scène marque l’entrée dans un final très « béjartien » où la danseuse doit jouer le délire et l’hallucination, la conduisant à se suicider sous les roues d’un train, dont l’avancée inexorable est figuré par les mouvements mécaniques d’un corps de ballet tout de noir vêtu.

Voilà un ballet qui quitte assez rarement les sommets en termes d’intensité (on aimerait souffler par moment), qui propose à ses danseurs un défi  extraordinaire en termes d’interprétation et de performance physique (chaque pas de deux a de faux airs de programme olympique de danse sur glace avec des portés vertigineux). Pourtant on voit mal ce type de pièce entrer aujourd’hui au répertoire d’une compagnie classique occidentale car tout est excessif dans le style néoclassique « contemporain » d’Eifman, resté sans doute un peu dans les années 70-80 et qui semble avoir du mal à canaliser un trop plein de bonnes idées (ce qui nuit par moment à l’émotion). Il est servi par des danseurs, issus pour la plupart de formations prestigieuses (Académie Vaganova, Kiev), avec un niveau impressionnant tant du côté des ensembles d’une qualité équivalente aux grandes troupes internationales que des solistes dont la danse reflète la « russitude ». Anna Karénine est un vrai plaisir coupable de balletomane frustré de ballet narratif, peut-être imparfait dans sa conception, en tout cas passionnant dans ses partis pris et imprimant de belles images résiduelles sur nos rétines.

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