Parmi les grands ballets légués par Noureev à l’Opéra de Paris, les deux œuvres chorégraphiées sur des partitions de Prokofiev, Cendrillon et Roméo et Juliette, tiennent une place un peu à part. A la différence de ses versions des classiques du Kirov qui lui imposaient les contraintes d’une structure très codifiée, même s’il a su leur donner un souffle dramatique personnel, Noureev a pu déployer dans ces œuvres une plus grande liberté créatrice. Son sens de la dramaturgie et du spectacle s’y épanouissent pleinement, voire avec excès. La danse prend des accents plus contemporains. A travers la scénographie transparaissent les goûts d’esthète de Noureev, sa « boulimie » culturelle et sa fascination pour le cinéma. Cendrillon, hommage à l’âge d’or du cinéma hollywoodien, est le versant lumineux et léger de cette veine d’inspiration, alors que Roméo et Juliette en est le versant sombre, imprégné de culture européenne, mêlant drame élisabéthain, Italie du Quattrocento, reconstitution historique d’un réalisme cru, sous influence de l’adaptation cinématographique de Roméo et Juliette par Franco Zeffirelli. Pas besoin d’être féru de danse classique pour apprécier ce « drame » où le verbe shakespearien est remplacé par le vocabulaire chorégraphique et où la débauche d’effort physique et la complexité retorse des pas imaginés par Noureev permettent aux danseurs de se mettre à nu et d’atteindre la vérité dramatique.
Je restais sur le souvenir d’un Roméo et Juliette réunissant, il y a une quinzaine d’années, Manuel Legris et Elisabeth Maurin, couple magnifique et enfiévré, aux prises avec la violence de leur époque, les règles de leur caste et un noir destin. Autant dire que j’attendais avec impatience de redécouvrir le ballet « dramatique » de Noureev avec une nouvelle génération de danseurs. Pour la première, c’est une distribution prestigieuse qui a été choisie avec Mathieu Ganio, Roméo rêvé sur le papier, Amandine Albisson, l’une des rares étoiles en grâce de la direction Millepied pour une prise de rôle en Juliette, Karl Paquette en Tybalt, le cousin belliqueux de Juliette, et François Alu en Mercutio, l’ami facétieux de Roméo. Difficile de ne pas être sous le charme de Mathieu Ganio qui séduit par sa danse précise et légère, par son élégance innée: il est un Roméo avec l’insouciance d’une jeunesse dorée, amoureux de l’amour, dont la principale préoccupation est de « s’incruster » au bal du clan rival pour profiter des plaisirs de la vie avec sa bande d’amis. C’est un peu l’éternel rêveur qui se retrouve acteur du drame contre son gré. Suiveur de Mercutio, amoureux transi de Juliette, jouet des provocations de Tybalt qu’il assassine, tout comme Pâris, sans vraiment le vouloir, il n’est jamais maître de son destin. Le personnage fort du couple, c’est Juliette, c’est elle qui prend les décisions qui font avancer l’action et précipitent le destin, prenant exemple sur sa mère Lady Capulet (Stéphanie Romberg) qui nous apparaît comme le véritable chef du clan face à un mari falot (Laurent Novis). Amandine Albisson rend fort bien cette facette de son personnage, une facette qui prend de l’ampleur dans la deuxième partie du ballet. J’ai été moins convaincue par la Juliette amoureuse, que ce soit l’adolescente du premier acte qui découvre son pouvoir de séduction et le sentiment amoureux ou la femme passionnée du troisième acte. C’est significativement quand elle est seule sur scène , dans ses rêves ou face à Tybalt qu’elle donne le plus sur le plan dramatique. Les pas de deux avec Mathieu Ganio ont une perfection quasi-mécanique qui atténue l’émotion: on a l’impression qu’ils sont dansés comme un pas de deux abstrait de Benjamin Millepied.Portrait d’une jeune femme forte, Roméo et Juliette est aussi assez paradoxalement un ballet mettant en valeur la danse masculine dans ses différents styles. Si l’ on excepte les rôles de caractère de la nourrice et de Lady Capulet et la Rosaline d’Heloïse Bourdon, archétype de la coquette, Amandine Albisson a fort à faire sur le plateau pour exister face aux hommes de Vérone. François Alu est un Mercutio prodigieux: comme à son habitude, il dévore la scène, et son solo du premier acte, petit bijou d’explosivité et d’humour, déclenche l’enthousiasme du public. Dans le clan Montaigu, le Benvolio de Fabien Révillion allie puissance des sauts et élégance des lignes dans sa danse. Le trio Roméo – Mercutio – Benvolio fonctionne particulièrement bien et nous offre les temps forts du ballet, notamment dans le deuxième acte. Karl Paquette apporte sa finesse dramatique au personnage de Tybalt, un rôle compliqué puisqu’il doit pouvoir osciller entre la tendresse de l’amour fraternel et protecteur qu’il porte à Juliette, l’autorité du bras armé de la famille Capulet et la brutalité soldatesque des rixes dans les ruelles de Vérone. Il me semble néanmoins manquer un peu d’impact physique dans la spectaculaire danse des chevaliers du premier acte ou dans le duel de l’acte II qui précède sa mort des mains de Roméo. On aurait aimé un Pâris avec plus de panache, mais le côté appliqué de Yann Chailloux sied finalement assez bien au rôle dévolu au promis de Juliette. Le corps de ballet était plutôt bien en place pour une première, et il ne manquait qu’une petite étincelle entre les deux protagonistes principaux pour sublimer la représentation.
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