Le 19 juin, Sylvie Jacques-Mioche, historienne de la danse et professeur à l’Ecole de Danse de l’Opéra de Paris, donnait une conférence dans le cadre des Jeudis de Bastille autour de Notre Dame de Paris, ballet de Roland Petit, qui clôturera la saison et marquera également les adieux à la scène de Nicolas Le Riche dans le rôle de Quasimodo.
Cette heure de pédagogie s’est avérée passionnante : en voici le digest, introduction idéale avant de découvrir ou de redécouvrir le spectacle à partir du 30 juin.
Notre Dame de Paris a été créé en 1965, il va donc fêter ses 50 ans, un anniversaire finalement assez rare pour un ballet. Il n’a pas quitté le répertoire de l’Opéra de Paris depuis sa création. Roland Petit l’a fait beaucoup tourner avec sa troupe, le Ballet de Marseille. Il est inscrit au répertoire de la Scala de Milan, et c’est un des premiers ballets étrangers qui ait été monté au Kirov (à présent le Mariinsky) en 1975.
A une époque qui voit l’avènement de la culture de masse (les Rolling Stones, les Beatles, James Bond) et également l’émergence de la Nouvelle Vague et du Nouveau Roman, Roland Petit, en allant chercher son inspiration du côté de Victor Hugo et en restant fidèle à son attachement à des personnages et à une histoire qui soit lisible, est complètement à contre-courant des modes et des diktats de la critique qui dédaigne le narratif.
Le contexte de la création
En 1965, en réponse à la sociologie des spectateurs qui a évolué ainsi qu’aux changements des modèles sociaux et moraux, un vent d’air frais commence à souffler sur la création à l’Opéra de Paris. Dans l’après-guerre, le modèle Lifar, qui avait connu un grand succès dans l’entre-deux guerres, commence à s’user même s’il produit encore quelques chefs d’œuvre comme les Mirages (1947). On a alors un ballet qui ne fait qu’une cinquantaine de représentations par an, les étoiles sont propriétaires de leurs rôles et les jeunes danseurs désespèrent d’avoir des rôles consistants à jouer. Un renouveau intervient au début des années 1960 sous la direction artistique de Michel Descombey. En 1960, le Lac des Cygnes a été monté pour la première fois en intégral. Maurice Béjart remonte le Sacre du Printemps, crée les Noces et Renard.
Quand Roland Petit va monter Notre Dame de Paris, s’il interprète lui-même Quasimodo, il va choisir 3 jeunes danseurs, des talents naissants avec de très fortes personnalités : Cyril Atanassoff pour le rôle de Frollo, Phoebus, le « beau gosse » de l’histoire, Jean-Pierre Bonnefous qui n’est pas encore étoile, et Claire Motte, une danseuse à la silhouette athlétique et moderne, aux antipodes de l’Esmeralda décrite par Hugo.
Que danse-t-on ailleurs au même moment ? Ashton a créé Marguerite et Armand en 1963, Mc Millan a créé son Roméo et Juliette dont la première a été dansée par Margot Fonteyn et Rudolf Noureev en 1965, Cranko crée Onéguine en 1965. A l’opposé de cette veine narrative assez réaliste privilégiée par le ballet anglo-saxon, Roland Petit va plutôt se diriger vers une transcription symbolique de l’histoire.
Un ballet comme une œuvre d’art totale
En 1965, cela fait vingt ans que Roland Petit a claqué la porte de l’Opéra et est parti avec un petit groupe de danseurs pour fonder sa troupe sans aucune sécurité financière. A l’époque il est déjà très connu aux Etats-Unis, il a fait des films à Hollywood, son Jeune Homme et la Mort est entré au répertoire de l’American Ballet Theater, son Carmen a triomphé un peu partout et en particulier au Ballet Royal du Danemark. En 1961, il a donné une revue à l’Alhambra avec Zizi Jeanmaire, et c’est comme cela qu’a débuté l’aventure du Truc en Plumes.
Roland Petit a été coaché dans ses premières compagnies par le principal collaborateur de Diaghilev, Boris Kochno, et il lui en est resté quelque chose, il a toujours respecté les principes de Diaghilev : il a aimé s’associer à des compositeurs, des peintres, des photographes éventuellement, en tout cas à des plasticiens, et des couturiers. Il a toujours cherché à ce que le ballet soit une communion d’arts. Pour Notre Dame de Paris, c’est ce qu’il va faire.
Le compositeur, c’est Maurice Jarre, plus connu pour ses célèbres musiques de film (Docteur Jivago, Lawrence d’Arabie) : il a des images dans les notes et sait comment accompagner une action, le mouvement. Il va créer une musique qui est parlante, et par exemple, il va associer au personnage de Quasimodo, un instrument rare, le contrebasson. Quand le peuple agit, la musique cède le pas à des percussions, il y a un rythme mais il n’y a plus le liant de la mélodie, de même qu’il n’y a plus de sens à l’action du peuple, ce qu’on va retrouver également dans le corps de ballet.
La scénographie est confiée à René Allio, un décorateur de théâtre qui a travaillé à Avignon, pour la Comédie Française. C’est également un réalisateur de cinéma qui a sorti en 1965 un film devenu depuis un classique, la Vieille Dame Indigne. On voit ici le lien de Roland Petit avec l’ensemble des arts du spectacle, ce n’est pas un chorégraphe qui reste enfermé dans son monde.
Il fait appel pour les costumes à Yves Saint-Laurent, il a déjà travaillé avec lui en 1959 pour Cyrano de Bergerac, et pour Mon Truc en Plumes de Zizi Jeanmaire en 1961. En décembre 1965, c’est le premier grand défilé d’Yves Saint-Laurent et c’est là où il va lancer sa robe Mondrian, dont on retrouve le principe dans le costume de Phoebus.
Le roman de Victor Hugo
L’une des caractéristiques de Roland Petit, c’est son amour de la littérature. Il a transposé beaucoup d’œuvres littéraires en ballet : avant 1965, Paul et Virginie, Carmen, Cyrano de Bergerac, une nouvelle de Somerset Maugham, et les Chants de Maldoror d’après Lautréamont.
Roland Petit va condenser les 700 pages du roman de Victor Hugo en 1 heure 30 de ballet en se focalisant sur la trame narrative principale.
Si l’on met de côté les nombreuses digressions sur l’histoire de l’architecture, l’histoire de Paris, l’histoire politique, la peine de mort ou le sens qu’il faut donner à la cathédrale, au travers desquelles le jeune Hugo met toutes ses idées sur son époque, Notre Dame de Paris est un roman historique trépidant, dans la veine de Walter Scott.
L’histoire débute à Reims : une jeune femme Pâquette se laisse séduire et va concevoir une petite fille qui sera enlevée par des gitans qui lui substitueront un enfant monstrueux. L’enfant monstrueux est exorcisé par l’évêque de Reims, et cet évêque de Reims prend le parti de le déposer à Paris, là où on met les enfants trouvés. En fait Quasimodo c’est l’enfant qui a été substitué dans le berceau à Esmeralda, enlevée par les gitans et qui va voyager à travers l’Europe, et chez Victor Hugo, elle est en quelque sorte tissée de tous les pays qu’elle a pu traverser. La pauvre Pâquette devient folle de douleur, elle émigre vers Paris et on la retrouve 16 ans après. Elle est devenue Gudule, une recluse dans une espèce de caveau, d’endroit souterrain qui représente aussi bien l’aspect obscur du Moyen-Age que toutes les facettes sombres et dissimulées des âmes humaines.
Lors de la fête des fous, Quasimodo est élu pape des fous, parce qu’il est d’une laideur absolue : « son corps était la grimace » écrit Victor Hugo. Un peu plus loin sur la place de Grève, Esmeralda danse au son du tambourin. L’émeraude dans la science des pierres précieuses chrétienne est la pierre qui est attachée aux créatures de l’enfer. Le nom d’Esmeralda n’est pas du tout innocent, justement c’est la tentation. Frollo est un jeune homme qui a eu une enfance très malheureuse, qui a été basculé dans un destin religieux sans choisir par ses parents : il ne s’est pas tellement attaché à la religion mais beaucoup au savoir. Il est devenu alchimiste, et il a un tel renom que Louis XI hanté par la mort vient le fréquenter la nuit dans sa petite cellule au sein de Notre Dame en cachette. Frollo, un beau jour, alors qu’il est dans ses grimoires, entend le tambourin, et il regarde par la fenêtre et là, le pacte est scellé, il est définitivement séduit, et cette séduction va le torturer jusqu’à la mort.
Frollo va demander à Quasimodo d’enlever Esmeralda et Esmeralda va être sauvée par l’arrivée d’un beau capitaine des archers, Phoebus. Phoebus est très beau, mais ce n’est pas un personnage très avenant, c’est d’ailleurs une commodité littéraire, il n’a pas une importance énorme dans le ballet de Roland Petit ni dans le livre. Il sert à nous montrer que l’innocence d’Esmeralda fait qu’elle est piégée par les apparences, ce n’est pas parce qu’on est beau qu’on est bon. En fait, c’est quelqu’un qui fréquente les bouges, les prostituées. Bien que fiancé, il désire Esmeralda et ment pour arriver à ses fins en lui faisant espérer le mariage : il est fiancé à une jeune fille de bonne famille Fleur de Lys, et il ne compromettrait pas ce beau mariage en épousant une gitane. Il a réussi à donner rendez –vous à Esmeralda dans un bouge malfamé. Frollo survient au moment où Esmeralda va céder à Phoebus parce qu’elle est amoureuse. Frollo entre et blesse Phoebus que l’on croit mort.
On arrête Esmeralda qui est torturée, condamnée à mort et au moment où elle va être pendue, Quasimodo arrive, la saisit et la met sous la protection de Notre Dame dans l’église où il y a le fameux droit d’asile. Le peuple qui attendait un instant auparavant avec gourmandise le châtiment s’écrie « Asile ! Asile ! ». Dans le ballet, on entendra « Noël ! Noël ! » (cri de joie du Moyen-Age). Alors que Phoebus n’est que blessé, Esmeralda est prisonnière de la cathédrale. Le personnage de Gringoire, un personnage très épisodique, un poète, qu’elle a épousé mais qu’elle considère comme un frère, réussit à mobiliser la Cour des Miracles pour mener l’assaut contre la cathédrale. Louis XI va sévir, il va publier un arrêt qui met fin à l’asile pour Esmeralda, ce qui fait qu’on peut entrer l’arrêter dans l’église. Frollo propose une nouvelle fois à Esmeralda la vie sauve et de s’échapper avec elle, et elle refuse avec horreur. Il la livre à Gudule, la recluse de l’église, qui déteste les gitans (et donc Esmeralda) parce qu’ils lui ont volé sa fille. Or Esmeralda a une amulette autour du cou, elles se retrouvent, mais déjà les gendarmes se saisissent de la jeune fille, Gudule veut s’interposer entre le bourreau et la jeune fille. Le bourreau la rejette violemment et elle se fracasse le crâne contre le sol, on pend Esmeralda, et du haut des tours de Notre Dame, Quasimodo comprend la scène, se saisit de Frollo et le bascule dans le vide. Quasimodo va chercher le corps d’Esmeralda au gibet de Montfaucon, il descend dans les sous-sols et il va mourir enlacé au corps d’Esmeralda. D’ailleurs le roman commence par la découverte des deux corps enlacés dont on va nous raconter l’histoire.
La composition du ballet
Roland Petit articule son ballet autour du peuple et un quatuor de personnages, même si le personnage de Phoebus est moins important. On a besoin de lui, mais les personnages qui vont être développés sont Quasimodo, Esmeralda et Frollo.
La logique du récit est placée dès le début, on va voir un mouvement d’ensemble comme une exposition théâtrale, un mouvement d’ensemble du peuple suivi de l’arrivée de Quasimodo, son élection, puis Frollo, puis Esmeralda, puis l’histoire se déroule et chaque personnage va être fortement campé à travers ce qu’il provoque comme effet sur les autres.
Le peuple considéré comme un enfant mineur, capable du meilleur et surtout du pire, est un personnage central du roman et du ballet, permettant à Roland Petit d’exploiter le corps de ballet nombreux de l’Opéra. Dans la première partie du ballet, Saint Laurent a fait pour le corps de ballet des costumes colorés qui évoquent les couleurs des vitraux de la cathédrale. On verra un peuple manipulé par la religion ou par ceux qui sortent de la masse pour en devenir les chefs momentanés. Dans la deuxième partie, le moment le plus sinistre, celui qui se confond chez Roland Petit avec un cauchemar pour Esmeralda, le peuple est tout de noir vêtu, il n’y a plus de mélodie, et une montée en accélération jusqu’à la pendaison d’Esmeralda.
Le roman illustre un thème propre au romantisme, la dissociation entre l’apparence et la qualité de l’âme. Ce thème du monstre, et du bon monstre, apparaît dans un roman et une pièce de théâtre en 1825 en France, Jocko ou le Singe du Brésil, un triomphe à Paris. C’est l’idée que dans un corps hideux, il peut y avoir une âme sublime. Quasimodo pour Roland Petit c’était un prince, c’est la raison pour laquelle dans sa première variation et même après, le style classique doit être impeccable, les 5ème doivent être fermées, les tours en l’air réussis impeccablement. Quasimodo est un rôle somptueux et physiquement douloureux. Quasimodo n’a pas de bosse, c’est simplement le danseur qui remonte son épaule, et qui doit tout le temps jouer avec cette épaule, des fois il faut faire quelque chose de plus classique, donc il faut baisser l’épaule, et puis la relever. Dans les portés, c’est compliqué. Dans un passage très connu, Quasimodo berce ses cloches, il est dans une solitude absolu, rendu sourd par les cloches, il a été recueilli par Frollo, qui a eu pitié (orphelin très jeune, Frollo s’est retrouvé avec son jeune frère à charge, jeune frère qui deviendra un voyou). On va voir Quasimodo dans son rapport de soumission, il va se blottir aux pieds de Frollo, comme le ferait un chien familier.
Le personnage d’Esmeralda, contrairement au personnage adorable, innocent, enfantin décrit par Hugo, devient chez Roland Petit une femme de son temps, une jeune femme libre, beaucoup plus proche de Carmen avec sa liberté que du personnage du roman. Le choix de Claire Motte, danseuse beaucoup plus contemporaine qu’Yvette Chauviré, ballerine romantique de l’époque, confirme ce choix. Hugo décrit la danse d’Esmeralda comme une danse tout en volettement de pieds (on est en pleine période romantique). Roland Petit, quant à lui, met une danseuse qui est une femme, et a une silhouette de ballerine moderne.
Frollo est important, car Roland Petit voulait monter un ballet sur un roman anglais qui s’appelle le Moine. Ce qui l’a énormément intéressé dans Notre Dame de Paris, c’est l’aspect torturé de Frollo. La variation de Frollo est épuisante, très longue. La musique avec orgue (anachronisme par rapport au Moyen Age mais pas par rapport à 1830) évoque l’église. Dès que le tambourin (associé à Esmeralda) apparaît, la main de Frollo lui échappe. C’est un stéréotype fantastique, la main possédée par le diable, qui ne fait plus ce que veut la tête et l’âme (Roland Petit a peut être vu un film à succès de 1952, la Main du Diable de Maurice Tourneur qui exploite ce thème). Les percussions et le rythme de la phrase musicale évoquent les sermons où il morigène les jeunes filles en leur disant tout ce qu’il ne faut pas faire, et on voit les femmes qui s’aplatissent devant lui, dans une sorte de soumission sectaire assez impressionnante. Les grands jetés suggèrent l’ascendant de Frollo sur ses ouailles. Le comportement des femmes par rapport à Frollo est à comparer avec l’attitude d’Esmeralda, qui elle ne sera jamais dans la soumission. C’est une variation qui dès le début nous plante un personnage rempli d’incertitudes, en tout cas ses certitudes s’effritent et on voit comment il va essayer de lutter pour retrouver la prière, et en même temps comment c’est le tambourin qui va gagner.
Les distributions de cette reprise
La distribution la plus étoilée sera celle réunissant Nicolas Le Riche et Eleonora Abbagnato (deux grands spécialistes de Roland Petit) accompagnés de Josua Hoffalt dans le rôle de Frollo.
L’association de Stéphane Bullion en Quasimodo (il aurait été un Frollo intéressant), d’ Alice Renavand en Esmeralda et d’Audric Bezard en Frollo suscite également l’intérêt.
Sur ces deux distributions, on retrouvera Florian Magnenet, qui est un parfait Phoebus.
Karl Paquette sera mis à forte contribution, assurant les 5 dernières représentations de l’année, avec deux Esmeralda, Amandine Albisson et Ludmila Pagliero. Je suis curieuse de voir s’il réussira à développer le tempérament dramatique d’Amandine Albisson, et si le partenariat exceptionnel qu’il a su construire avec Ludmila Pagliero ces derniers mois sur deux pièces abstraites (le Palais de Cristal et Dances at a Gathering) atteindra la même intensité sur un ballet narratif.
Mots Clés : Nicolas Le Riche,Notre Dame de Paris,Roland Petit