La pandémie a été terrible pour le spectacle vivant et ses artistes. Si les danseurs de l’Opéra restent à bien des égards des privilégiés, cette période a remis en cause pas mal de certitudes et amputé de deux précieuses années des carrières déjà courtes. Les premiers départs à la retraite post COVID nous le rappellent avec acuité, tout en nous ramenant à une certaine forme de normalité dans le quotidien de la compagnie.

L’affiche des Adieux

Après les adieux maintes fois différés d’Eleonora Abbagnato, c’était au tour de son partenaire privilégié de ses dernières années de carrière, Stéphane Bullion, de tirer sa révérence le samedi 4 juin à l’occasion de la soirée consacrée au chorégraphe suédois Mats Ek, avant les adieux d’Alice Renavand en juillet. Si l’histoire de l’étoile transalpine avec l’Opéra s’était parfois écrite en pointillés et qu’elle avait déjà entamée sa vie d’après, en prenant la direction du ballet de l’Opéra de Rome, avec Stéphane Bullion, l’Opéra voit s’en aller un artiste dont la carrière est indéfectiblement liée à la maison et qui restait très présent sur scène dans tous les registres, du répertoire classique aux créations contemporaines, en passant par le néo-classique. C’est peut-être pour cela que j’ai trouvé cette soirée si émouvante, indépendamment de la dernière danse « officielle » de Stéphane Bullion sur le scène de l’Opéra Garnier dans Another Place, ce solo pour deux partagé avec Ludmila Pagliero, qui conviait le souvenir de toutes ses partenaires (passées et présentes) dont beaucoup étaient présentes dans la salle (Isabelle Ciaravola, Agnès Letestu, Laetitia Pujol, Muriel Zusperreguy, Eleonora Abbagnato, Emilie Cozette, Alice Renavand, Laura Hecquet, Amandine Albisson).

Coincé entre un Carmen bariolé et exubérant, qui manque toujours d’incarnation à mon goût, et un Boléro facétieux, malheureusement privé d’orchestre live en raison de cas de COVID chez les musiciens, Another Place avec sa scénographie minimaliste, ses costumes chinés chez Oxfam et ses saluts relégués après le Boléro ferait presque figure de ballet idéal pour filer en douce et éviter les mondanités plus ou moins factices inhérentes à l’exercice, mais, c’est tout le contraire qui se produit. Lorsque qu’Another Place démarre après l’entracte dans la salle encore allumée, Stéphane Bullion est dos au public faisant face au rideau de scène emblématique de Garnier : un salve d’applaudissements nourris le salue. C’est fascinant de voir la liberté qu’offre aux artistes cette chorégraphie, au cadre pourtant structuré et récurrent chez Mats Ek (une femme, un homme, une table) : c’est un peu comme s’ils se mettaient à nu devant les spectateurs. Comme les trois autres fois où j’ai vu cette pièce, les deux danseurs ont proposé quelque chose de différent : j’y avais trouvé plus de tendresse et de poésie le 7 mai, pour cette dernière soirée du duo Pagliero-Bullion, il y avait une forme d’urgence et une plus grande intensité dans la gestuelle.

Lorsque le couple réapparaît après le baisser de rideau du Boléro, commence la quatrième partie de la soirée, une chorégraphie bien huilée qui réserve aussi son lot d’émotions. On retrouve le Stéphane Bullion que le spectateur assidu du ballet apprécie, pudique, réservé, un peu gêné d’être mis en avant, au détriment de ses collègues, et aussi extrêmement ému. Il me semble avoir vu ses yeux briller dans l’objectif de mon appareil photo, et ce n’était pas du à la pluie d’étoiles qui tombaient des cintres. Je me suis d’ailleurs surprise à verser quelques larmes, une première pour moi lors d’adieux. Ce n’est heureusement qu’un au revoir, puisqu’Aurélie Dupont a invité Stéphane Bullion à danser Mayerling à la rentrée, un ballet qu’il devait danser avant l’annulation de la majeure partie de la saison 2020-2021. Cela tombe bien, parce que je n’imaginais guère que lui à Paris pour incarner les tourments de l’Archiduc Rodolphe.

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